Ernesto Che Guevara, la coca et Angelo Mariani

En ce début d’année 2022, nous avons eu le plaisir de lire une recension positive formulée par Rosa Moussaoui et parue dans le quotidien L’Humanité. Placée dans la rubrique : Cultures et Savoirs (chaque vendredi), elle concernait un livre écrit par le Che et intitulé : Voyage à motocyclette (1). Dans cet article d’une demi-page, la journaliste attira notre attention sur la coca au travers de son texte dénommé : « Une autobiographie sensible du Che ». En effet, Che Guevara en 1952 avait été à la découverte de son continent natal lors de son premier voyage (Argentine, Chili, Pérou, Colombie, Venezuela et E.U). Il avait constaté à cette occasion le mépris du colonialisme sur ces peuples premiers consommant la feuille de coca. Ces derniers n’hésitant pas au Pérou selon le Che à réaliser en certains endroits : « un crachat de coca dans lequel les peines incrustées vont rejoindre la Pachamama ».

Ce qui en disait long déjà sur le pouvoir de la coca dans ces sociétés amérindiennes. À la lecture du document paru chez Au diable vauvert, on apprend aussi que le Che goûta à cette plante afin de se faire sa propre idée.

Mieux, on s’aperçoit qu’il suit l’actualité de l’époque avec grande assiduité. Il fait même référence en mars 1952 à un rapport peu connu de l’ONU (édité en juillet 1950) sur la coca. Là, à vrai dire, on reste bouche bée par cette information qui nous certifie que le Che observait déjà de près les travaux de la récente ONU. D’autant que ce texte international de l’époque ne touchera par sa diffusion que quelques dizaines de personnes dans le monde, ces fameux décideurs. À l’époque du reste la coca et encore moins la cocaïne ne font la Une des journaux (2).

Ce fameux libellé international se base sur deux décisions écrites. Le 10 août 1948, puis le 23 juillet 1949, deux résolutions d’informations dans le cadre de la commission des Études sur la feuille de coca, sont émises par l’ONU, lors sa quatrième session (3). Quatre personnes considérées comme des experts sont nommés à sa tête : Les Professeurs Alfred Granier-Doyeux et Frédéric Verzar, accompagnés de MM. Howard Fonda et Jean Philippe Razet (4). Un document élaboré par la Commission d’étude sur la feuille de Coca dépendant de l’ECOSOC, acronyme de Conseil économique et social en mai 1950, suite à une brève mission en Bolivie de onze jours et au Pérou de trente-cinq jours en 1949 est publié. En deux phrases, on retient que « La coca est rendue responsable de la pauvreté en Amérique latine, de sa malnutrition voir du «retard mental» des populations des régions andines et donc de la pauvreté du sous-continent. Il apparaît dès lors indispensable d’acquérir des instruments législatifs internationaux à la hauteur de ces enjeux ».

Cette entité est arrivée en effet à la conclusion que la mastication de la feuille de coca est nocive pour l’homme, même si elle n’en peut pas pour autant la déclarer comme « une toxicomanie dans le sens médical du terme ». Un peu plus tard, un comité d’experts en pharmacodépendance reprend cet «argument» et classifie la consommation de la feuille de coca comme une forme de cocaïnisme. Ce document fut par la suite durement critiqué. La «qualité» de ses auteurs, sa méthodologie et surtout son discours moralisateur avec parfois certaines connotations raciales sont remarqués. Qu’on en juge par ces éléments parus dans les appendices bibliographiques. Ainsi, est cité le docteur Carlos Ricketts affirmant que l’Indien, après plusieurs années d’utilisation de la coca et d’alcool, est « sous-alimenté, sans capacité physique, apathique, sans mémoire et sans intérêt ». Ses valeurs morales changent également : « Il devient menteur, ne tient pas parole, vole, néglige sa famille ». D’autres comme Carlos Gutierrez Noriega et Vicente Zapata Ortiz, dans leurs Études de l’intelligence des sujets habitués à la coca en 1948, avaient déjà ouvert cette voie en la présentant comme « un facteur de dégénérescence raciale ». Ils ont toutefois la précaution de déclarer que « si on ne peut observer les manifestations de ces tares durant la vie des utilisateurs, car elle est trop courte, on pourrait les observer s’ils vivaient plus longtemps » !

Dans ce texte qui va conditionner plus de sept décennies de relations internationales en matière de coca, Carlos Gutierrez Noriega est cité à plus de 60 occasions, parfois de façon dithyrambique. On s’aperçoit très vite à sa lecture que l’on veut en premier lieu en réalité éliminer la feuille de coca en Amérique du Sud, ni plus ni moins. Les quatre rédacteurs prennent même le soin de rédiger un paragraphe à charge sur Ange-François Mariani (le corse propagateur de la coca en Europe) décédé en 1914 (5) et dont la société commerciale à Neuilly-sur-Seine est alors encore en activité sous la direction de son petit-fils: Angelo Mariani (1914-1978). En deux phrases qui claquent comme un coup de fusil, tout est dit : « Mariani n’était qu’un homme d’affaires habile, qui fabriquait, à Paris, un élixir, un vin et d’autres préparations à base de coca, combinant ainsi les effets de la coca et de l’alcool. De son temps, l’effet pernicieux de la coca n’était pas connu de façon aussi certaine qu’il l’a été plus tard ». Procédé peu élégant, l’intéressé n’étant plus de ce monde et les descendants n’ayant pas la possibilité d’un droit de réponse. C’est surtout le coup de grâce pour cette entreprise familiale corse par le biais de l’ONU.

Mais l’Histoire nous réserve parfois quelques surprises.

Le Che refit surface en novembre 1966 sur les terres de Bolivie. Selon ses propres écrits réunis sous le titre Journal de Bolivie, on s’aperçoit tout d’abord que les premiers guérilleros qui s’installèrent dans la zone montagneuse de Ñancahuazú au Sud Est du pays furent suspectés par plusieurs fermiers d’être des trafiquants de cocaïne ! À l’image de l’ancien maire de Camiri, un dénommé Ciro Alganarez qui veut s’associer à ce « business ». Ce qui oblige le Che aussitôt à s’éloigner de toutes habitations et d’entré dans une totale clandestinité. Bien lui en pris car quelques jours plus tard, la police du village fit une visite accompagné de l’ancien élu à la recherche de cocaïne supposée être produite dans la ferme gérée par le Che et ses camarades (6). Puis, passé ce moment toujours dans son carnet de bord, Guevara évoquera aussi la coca en septembre 1967. Il décrit par exemple le fait d’avoir croisé à Higuera, un marchand de coca en provenance du village de Pucara. Ce dernier ne donne pas d’informations au Che sur la présence possible de soldats. Guevara a par ailleurs l’intime conviction que ce commerçant ne peut parler et le laisse donc continuer sa route… A.D

(1) La première version de ce texte en français fut publiée en 1994 par les Éditions Austral, puis par Arthème Fayard dans la collection Mille et une nuits en 1997 pour être repris en octobre 2021 par Au Diable Vauvert.

(2) À titre de comparaison, les U.S.A saisiront sur tout leur territoire en 1953, seulement 369 grammes de cocaïne.

(3) Tout débute en avril 1947 avec la demande de Carlos Holguin délégué péruvien à l’organisation des Nations-Unies souhaitant une étude approfondie de la feuille de coca en Amérique latine.

(4) Alfred Granier-Doyeux, vénézuélien spécialiste en pharmaceutique accompagné d’Howard Fonda (vice président de la société américaine Burroughs-Wellcome et compagnie), responsable de la mission et surtout ami intime d’Harry Anslinger, directeur du Federal Bureau of Narcotics, d’un hongrois Frederic Verzar et du français Jean-Philippe Razet. Parmi ces quatre personnes, une seule personne parle, semble-t-il, espagnol. Aucune en quechua, aymara et/ou guarani. Ce dernier peu connu du grand public hexagonal fut dans un premier temps en janvier 1923, secrétaire principal du laboratoire central du ministère de l’Agriculture. Puis deux décennies plus tard, Inspecteur général du Service de la Répression des fraudes et chef du Bureau des Stupéfiants. En 1952, il était devenu Inspecteur général et Directeur du Service de la Répression des Fraudes au ministère de l’Agriculture. À ce titre, il signe une nouvelle codification complète des textes réglementaires en matière de stupéfiants dans laquelle la feuille de coca est incluse.

(5) Ironie de l’histoire, parmi les célèbres adeptes latino-américains de cette boisson, on trouve un certain José Marti. Cf, l’œuvre d’Enrique Collazo, Cuba Heróica p 160, Éditions La Mercantil, La Havane, 1912.

(6) Kalfon Pierre, Che, une légende du siècle, Éditions du Seuil, Paris, 1998, p 593.

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